III.02 Important: se tenir loin de ce déchu!

Finalement, Anaëlle sembla reprendre ses esprits. Elle était parvenue à entrer en contact avec l’esprit de son hôte. Intérieurement, le déchu soupira de soulagement, tout n’était donc pas perdu. Pourtant, les choses ne s’annonçaient pas si simple que cela. En effet, la propriétaire de ce corps n’avait aucun souvenir de l’ange, ni même de ce qui lui était arrivée depuis qu’elle avait accepté d’héberger dans sa chair la créature céleste. Anaëlle semblait étonnée que l’humaine ait accepté de l’accueillir en elle. L’ange ne comprenait-il rien à la manière dont réagissaient les humains ? C’était pourtant assez simple. Ils n’étaient souvent motivés que par des instincts primitifs et des rêves inaccessibles. C’était sans doute le revers de la médaille qu’était le Libre Arbitre. Quel gâchis …

Bien que l’humaine n’ait aucun souvenir de l’ange, Anaëlle espérait malgré tout pouvoir puiser dans les souvenirs de la mortelle antérieurs à leur fusion, afin d’en extraire les sentiments associés. C’était l’idée. Discrètement, Asmodée laissa s’étirer un sourire de satisfaction en entendant les propos de la créature de l’Eden.

« Vous êtes sur la bonne voie, la réconforta le déchu d’un ton apaisant. Laissez votre hôte vous inspirer. Laissez-la vous montrer le chemin à suivre … partagez avec elle son vécu … son ressenti … ses émotions. »

Délicatement, l’Avatar de la Luxure se leva, fit quelques pas en direction de son invitée. Sa démarche calme et posée s’accordait parfaitement avec sa voix. Lentement, il tourna autour de l’ange, toujours d’un pas serein.

« Libérez-vous de vos à priori et de toutes ces règles contraignantes que l’on vous a forcé à suivre à la lettre, poursuivit-il avec le même ton sirupeux. Les Lois de l’Eden ne peuvent s’appliquer sur Terre … tout est différent ici bas. »

Le démon poursuivit son chemin autour du fauteuil d’Anaëlle, prenant grand soin de toujours conserver le même rythme de marche. Finalement, après un tour complet, il se retrouva de nouveau en face de la jeune femme. De nouveau, il s’assit, mais cette fois-ci, il prit place sur la table basse qui depuis qu’ils étaient arrivés dans le carré VIP, les avait séparés. De cette manière, il se retrouvait une nouvelle fois à la même hauteur qu’Anaëlle. Plongeant son regard vert-noisette dans les yeux bleus de l’ange, le déchu la fixa avec intensité, mais également avec une once de douceur.

« Cette affaire est peu banale après tout. Père a bien dit " tu ne voleras point ". Pourtant, vos souvenirs vous ont été dérobés par votre propre frère. A situation exceptionnelle … mesure exceptionnelle. »

Levant une main en l’air, le déchu claqua des doigts comme pour donner un ordre à l’un de ses employés.

« Ce n’est donc pas le moment d’avoir des scrupules ou de d’hésiter. »

Une jeune femme arriva alors dans le carré VIP, portant le costume habituel des autres employées de sexe féminin du Decadencia. Elle remit alors au déchu un objet, le lui déposant dans la main qu’il avait maintenu au dessus de lui tout ce temps.

« Piochez dans ses souvenirs, extrayez-en les sentiments qui y sont liés, imprègnez-les d’une part de votre Grâce … et laissez le tout s’exprimer en dehors de vous à travers une larme. »

Avec cette dernière phrase, le démon tendit l’objet que venait de lui remettre l’employé. C’était un petit tube à essai en verre.

Se concentrant, Anaëlle resta silencieuse un long moment, cherchant à entrer une nouvelle fois en contact avec son hôte. Imperceptiblement au début, puis, de manière de plus en plus visible par la suite, l’ange afficha sur son visage jusque là impassible, des rictus plus ou moins marqués … comme si, elle ressentait des émotions, comme si, soudainement, elle revivait les souvenirs de ce corps … pour finalement, en exprimer une part des sentiments associés à ces derniers. Devant cette manifestation du langage corporel, le déchu afficha un léger sourire de satisfaction. Anaëlle venait de percer le mystère des sentiments humains. Ce fut alors qu’apparut une larme au coin de l’un des yeux de la jeune femme. L’ange sembla surpris par la survenue d’un tel phénomène, l’expérience s’avérant nouvelle pour elle. Saisissant la fiole, elle la porta au bord de sa paupière afin de recueillir le précieux liquide, pour ensuite, tendre le récipient et son contenu inespéré au démon. Délicatement, Asmodée saisit la fiole avec une révérence presque religieuse. Une fois qu’il y eut déposé le bouchon et qu’il se soit assuré que ce dernier était correctement fermé, l’Avatar de la Luxure leva le flacon au niveau de ses yeux et observa la larme. La goutte aussi claire que du cristal de roche reposait au fond de son récipient. En son cœur semblait brillait une lueur que seul l’œil le plus attentif pouvait percevoir : une once de Grâce angélique, un joyau façonné par la main de Dieu en personne, destiné à briller pour l’éternité sans jamais faillir. En même temps, Anaëlle confessa espérer que le déchu serait en mesure de lui venir en aide.

Une fois qu’il se fut assuré de la qualité du produit, Asmodée reporta toute son attention sur son invitée. Il lui offrit alors un sourire des plus avenants, son regard se plissant légèrement de satisfaction.

« Avec ce que vous venez de me remettre, n’ayez aucun doute, lui répondit-il avec assurance. Je vais être en mesure de vous aider. »

Alors qu’il ne cessait de regarder l’ange droit dans les yeux, le sourire du déchu se fit plus large … plus carnassier. C’était avec un certain plaisir tout juste dissimulé qu’il pensait déjà à la suite … à ce qu’ils leur restaient à accomplir pour parvenir à raviver ses souvenirs à cet ange.

« La question que vous devriez vous poser est plutôt : allez-vous toujours vouloir que je vous aide ? Aurez-vous le cran de passer à la prochaine étape ? »

Le démon referma sa main sur la fiole, à l’exception de son pouce. Son indéfectible sourire toujours présent, il observa la pulpe charnue de ce dernier. En plein milieu, il y fit apparaitre une entaille nette à l’aide de sa télékinésie. Immédiatement, une perle de sang apparut sur son pouce, alors qu’au même instant, son regard jusqu’alors verdoyant se voilait d’obscures ténèbres, manifestation de sa nature démoniaque. Le liquide carmin s’écoula lentement le long de la plaie, descendant en direction de l’intérieure de la main fermée, s’insinuant entre chaque doigt. Asmodée posa une nouvelle fois son regard sur l’ange, fixant ses pupilles noires sur elle.

« Vous, qui jusqu’à maintenant, avez pris si grand soin pour éviter tout contact avec la Corruption que j’incarne, oserez-vous transcender cette peur et me laisser vous toucher ? »

Dans le regard d’Anaëlle, d’un bleu aussi glacial que la température extérieure, le déchu comprit à quel point la détermination de l’ange était d’acier. Les paroles de cette dernière ne manquèrent d’ailleurs pas de confirmer ce qu’avait remarqué Asmodée. Après tout le chemin qu’elle venait de parcourir, après ce qu’elle venait de céder au démon, elle ne reculerait plus. Pourtant, lorsque le Gardien des Secrets Impies évoqua un contact avec lui, il remarqua durant une fraction de seconde, l’ombre d’un doute apparaitre sur le visage de la créature céleste. Elle qui avait jusqu’à maintenant si habilement esquivé tout contact physique avec l’Avatar de la Luxure, devait revoir ses principes si elle souhaitait obtenir satisfaction. Mais cet instant fugace passé, la détermination reprit place sur le visage de l’ange, qui demanda alors ce qu’elle devait faire à présent.

« Simplement … vous détendre … », chuchota le déchu tout en souriant.

Sans autre forme de ménagement, le démon apposa son pouce écarlate sur le front de la jeune femme, serrant un peu plus la fiole de ses autres doigts. Sous sa pulpe, une part de son pouvoir corrupteur irradia sur la peau diaphane de l’ange, distillant son toucher si particulier.

Fermant les yeux, Asmodée mobilisa son pouvoir, tout en récitant des versets sans âge dans une forme corrompue d’énochien. Le sang du démon commença alors à couler, laissant une longue trainée écarlate descendre depuis le milieu du front de l’ange, puis, tout du long de l’arrête de son nez. Alors que le Maitre des Succubes poursuivait son incantation aux syllabes tantôt gutturales, tantôt sifflantes, le filet de sang s’immobilisa, pour ensuite remonter et s’accumuler vers son point d’origine en une tâche parfaitement ronde, ne laissant aucune trace derrière son passage. Le démon ôta alors son pouce, privant l’ange de son contact enivrant. Immobile au départ, le cercle carmin finit par se disperser sur le front d’Anaëlle, y dessinant une rune depuis longtemps inutilisée, alors que le déchu continuait de prononcer sa formule en Sombre-Parler.

Asmodée ouvrit alors les yeux pour la première fois depuis qu’il avait débuté le rituel, dévoilant une fois encore des iris totalement noirs, donnant l’impression de dévorer la lumière elle-même tant leur obscurité paraissait épaisse. Poursuivant ses incantations dans une forme pervertie de l’ancien langage des anges, la voix du démon sembla gagner en intensité, le rythme des syllabes s’accélérant, alors qu’au même moment, la rune de sang sur le front d’Anaëlle se mit à rougeoyer d’une intense lueur cramoisie. Au bout de quelques secondes, la forme torturée de la rune avait la couleur du métal en fusion et les paroles du déchu faisaient vrombir l’air. Soudain, un intense souffle naquit depuis le front de l’ange, se déversant dans tout le carré VIP.

Alors, tout s’arrêta.

Asmodée se tut, reprenant son souffle après ce rituel qui lui avait demandé beaucoup. Les pouvoirs de verrouillages de Castiel étaient remarquables, le déchu ne pouvait qu’en attester. Au cours des millénaires, l’ange n’avait visiblement pas chaumé, peaufinant ses pouvoirs avec brio. Sur le front d’Anaëlle, la rune de sang avait disparu. L’Infortune d’Eve ne pourrait pas faire plus pour sa jeune sœur. Allant s’assoir dans son fauteuil d’un pas chancelant, Asmodée rangea le contenu de sa main ensanglantée dans la poche intérieure de sa veste, avant de reporter son attention sur son invité. A présent, c’était son habituel regard vert-noisette qui scrutait l’ange, une certaine forme d’épuisement ayant remplacé la malice que l’on pouvait normalement y voir.

« Je ne pourrai rien faire de plus Anaëlle, lui annonça-t-il le souffle court. Les pouvoirs de Castiel sont de loin supérieurs aux miens. Il est … différent du souvenir que j’avais de lui. »

D’une main légèrement tremblante, le démon fit courir ses doigts dans ses cheveux, cherchant à se recoiffer après avoir encaissé la bourrasque qui avait conclu le rituel.

« J’espère cependant avoir pu vous rendre un part de ce dont il vous a privé. »

Alors qu’Asmodée tentait de reprendre des forces, il put constater d’après les dires de l’ange que ses efforts avaient tout de même été fructueux. Certes, Anaëlle n’avait pas retrouvé l’intégralité de sa mémoire, mais le verrouillage qu’avait imposé Castiel sur l’accès à ses souvenirs, s’était en partie estompé. Avec un certain inconfort, la jeune femme remercia son improbable bienfaiteur. Sans lui, les brides de souvenirs dont elle disposait à présent, seraient restées hors de portée. D’un signe de tête, le déchu accepta les remerciements. Se relevant, l’ange sembla hésiter quelques secondes. Allait-elle lui demander une autre faveur, ou bien était-ce autre chose ? Mais en voyant le regard tenté de la créature céleste, le démon comprit et ne put s’empêcher d’afficher un léger sourire de triomphe. Après tout, ce n’était pas tous les jours que l’on faisait chanceler la volonté d’un ange au sujet de sa vertu. Pour Anaëlle, c’était chose faite. Après ce bref contact avec l’Avatar de la Luxure, elle avait eu un aperçu, certes succin, des pouvoirs corrupteurs dont il était le réceptacle. Pour cette raison, elle prit le parti de ne pas s’approcher d’avantage d’Asmodée, et surtout, de ne pas le toucher. De sa dernière phrase, le déchu ne sut déterminer si c’était un souhait de la part de l’ange que de le revoir de nouveau, ou bien, une simple formule de politesse, totalement vide de sens et d’investissement. Quoi qu’il en soit, la jeune femme quitta les lieux, préférant très certainement mettre le plus de distance entre ce qui pour elle, devait n’être qu’un concentré de perdition et de débauche.

Une fois seul, le démon soupira de soulagement. Cette rencontre, bien qu’intéressante, n’avait pas été de tout repos. D’une part, parce que se retrouver nez à nez avec un ange n’était jamais quelque chose d’anodin pour un démon, le risque d’être banni aux Enfers, ou même tué, étant réel. Et d’autre part, parce que le rituel auquel avait dû s’adonner le Serpent du Bosquet avait exigé de lui une quantité non négligeable de puissance. Une chose était certaine, durant les prochains jours, le démon devrait faire profil bas, s’il ne voulait pas que son état de fatigue ne le mette en péril. La vulnérabilité actuelle dont il faisait preuve serait une aubaine pour n’importe lequel de ses adversaires. Une fois qu’il se serait remis sur pied, le Gardien des Plaisirs avait bien l’intention d’en toucher deux mots à Melchom, puisqu’après tout, c’était à lui qu’il devait cette visite impromptue.

Toutefois, Asmodée pouvait se réjouir d’une chose. Toute cette mésaventure avait fini par payer. Comme pour se rassurer, le déchu posa sa main sur sa veste, à l’endroit ou se trouver sa poche intérieure. Sous ses doigts, il pouvait sentir la fiole dissimuler derrière le tissu raffiné. Dans son être, il pouvait sentir l’infime quantité de Grâce que contenait cette précieuse larme. Avec habileté, le démon avait su retourner cette situation inconfortable pour en tirer avantage. Sans même l’avoir prévu, il venait de faire un pas supplémentaire en direction de son ultime objectif.