III.03 - Changement de programme

Le bruit des gouttes de pluie sur les carreaux de la fenêtre offrait un fond sonore morose qui ne tarderait pas à être de circonstance, alors que l’obscurité de la nuit était tout juste maintenue à l’extérieure de la pièce par la seule lumière émise par une lampe de bureau. Burt Cumming avait aménagé cette salle pour pouvoir travailler chez lui le soir, plutôt qu’à l’hôtel de ville, notamment après le diner. Cette salle aux murs recouverts d’un lambris en bois de cerisier, se composait d’un bureau derrière lequel Cumming était encore assis, étudiant divers documents. Face à lui, deux fauteuils libres permettaient à d’éventuel invités de s’assoir. Une riche bibliothèque largement fournie occupait l’un des murs. Au sol, un épais tapis reposait sur un parquet parfaitement ciré. Faisant courir avec une certaine nervosité la pointe de son stylo sur un papier à entête, Burt jetait régulièrement des regards angoissés à la petite horloge placée sur l’une des étagères de la bibliothèque. Les manches retroussées et le front soucieux, l’homme semblait s’évertuer à terminer une tâche qui pourtant semblait être loin d’être achevée, le poussant à précipiter toujours un peu plus son écriture et sa classification de documents à mesure qu’il voyait les minutes s’égrainer sur le petit cadrant aux deux aiguilles rythmées par le son caractéristique du temps qui passe.

Lorsque les douze coups de minuit sonnèrent, il sursauta, lâchant son stylo et observant chaque recoin de la pièce. La respiration saccadée, il inspira profondément, puis expira une fois qu’il se fut assuré qu’il était toujours seul. Se levant, il alla jeter un coup d’œil à l’extérieur depuis la fenêtre de la pièce, se massant la nuque d’une main tremblante. Lorsqu’il se retourna, il sursauta une nouvelle fois. Quelqu’un avait pris place dans l’un des fauteuils situés devant son bureau.

Mains jointes aux doigts entrelacés, l’individu vêtu d’un costume gris foncés à l’étoffe de qualité, faisait reposer ses coudes sur les accoudoirs du siège. Les jambes croisées, il suivait de son pied tenu dans le vide, le rythme de la trotteuse, la lumière de la lampe se reflétant à chaque mouvement, sur le cuir noir de ses chaussures. De son regard perçant, il observait Burt, tout en lui offrant un léger sourire énigmatique.

« Je …, Burt se racla la gorge, comme pour chasser la nervosité dans sa voix. Je ne vous attendais pas si tôt.

- Allons-allons Monsieur le conseiller municipal, les termes du contrat étaient pourtant clairs, répondit le démon d’une voix aussi posée que mielleuse.

- Oui, oui … j’espérais juste que …

- Que je vous ai oublié ? »

Asmodée posa alors ses mains sur le bord du bureau, se relevant et se penchant en avant pour se rapprocher de l’humain. Son visage, qui jusqu’à alors était légèrement dissimulée dans la pénombre, était à présent entièrement dans la lumière. Son sourire s’élargit d’avantage, dévoilant une dentition parfaitement alignée et à la blancheur incontestable.

« Aucune chance, poursuivit-il sur un ton ferme et presque dédaigneux. Je vous ai aidé à remporter votre siège d’élu, vous débarrassant pour se faire de votre rival en l’empêtrant dans une sombre histoire de proxénétisme. Et aujourd’hui, comme convenu il y a de cela un an, il est temps de payer l’addition. »

Essuyant d’un revers de manche la sueur froide sur son front, le politicien s’assit dans un même temps au fond de son fauteuil.

« J’avais espéré pouvoir dire au revoir à mes proches.

- Vous avez eu une année complète pour le faire. »

Une étrange et désagréable sensation étreignit alors l’Avatar de la Luxure. Un frisson glacial remonta le long de son dos, le forçant à se redresser, alors que dans un même geste, il enserrait le bord du meuble entre ses doigts tout en serrant les dents. Ce froid caractéristique de la tombe, fit naitre dans la bouche du déchu un abominable gout de bile. Son habituel sourire provocateur n’était plus à présent, laissant place à un visage beaucoup plus fermé et sérieux.

« Un souci ?

- Oh … vous n’avez pas idée très cher … »

Arborant un fasciés tendu qu’il lui était si rare de porter, le déchu resta assis lorsque le nouvel arrivant fit son entrée, figé et incapable de ne pas lui tourner le dos. Au fond des tripes de son vaisseau, Asmodée pouvait sentir la peur de cette chair si vulnérable face à celui que l’on nommait Mort. Même ce corps d’emprunt semblait avoir une forme de conscience de celui qui venait d’apparaitre, redoutant la présence de celui qui symbolisait la fin. Le cavalier affichait des traits impassibles, contrastant avec ceux des deux autres êtres vivants du bureau. D’une voix étrangement posée, il les salua, avant de se présenter. Le Gardien des Plaisirs sentit alors un frisson remonter le long de son échine. Maintenant que les mots avaient été prononcés, c’était comme si la situation était devenue une réalité, plus qu’une éventualité. Ce fut alors que le cavalier s’adressa au démon, le questionnant sur son identité, ainsi que sur les raisons de sa présence en ces lieux.

Déglutissant doucement, Asmodée tenta de sauver les apparences et de garder son air flegmatique, bien qu’il ait connu des situations biens plus confortables qu’être en présence de la Mort elle-même. S’il s’était s’agit de l’un des trois autres, l’Avatar de la Luxure n’aurait en aucun cas craint pour sa sécurité. Après tout, durant sa longue vie, le déchu avait déjà enduré la guerre, la famine ou la maladie, et avait toujours su surmonter ces épreuves. Après tout, n’avait-il pas dû endurer les persécutions des anges, puis les Enfers ? Pourtant, ici, il était question de la Mort, un concept qu’aucune créature ne pouvait se venter de ne pas craindre, quand bien même elle était immortelle.

Se tournant finalement vers l’émissaire de l’Apocalypse après avoir inspiré un bon coup, Asmodée lui adressa spontanément un sourire courtois, tout en le regardant droit dans les yeux. En matière de relation sociale, le démon en connaissait un bout, si bien qu’il avait développé certains reflexes avec le temps. Et puis, après tout, ce n’était pas tous les jours que l’on se trouvait face à un tel personnage, quand bien même on affichait un nombre d’années hallucinant. Alors, un minimum de civisme ne pouvait pas faire de mal, voire, pouvait faire gagner des points.

« L’un des Quatre, commença le déchu d’une voix mielleuse, alors nous en sommes donc arrivés à ce moment … »

Se relevant, Asmodée caressa sa cravate comme pour s’assurer qu’elle était correctement en place sur sa chemise. Il allait pour tendre la main au cavalier, geste qu’il avait l’habitude de faire pour abuser de la volonté de ses interlocuteurs de par son toucher si particulier. Pourtant, le déchu se ravisa, peu enthousiasmé à l’idée d’entrer en contact physique avec la Mort. Après tout, qui pouvait bien dire quelles conséquences son toucher pouvait avoir ?

« Je suis Asmodée, et Monsieur Cumming ici présent a passé un deal avec moi. Je suis donc ici pour venir prendre ce qui me revient de droit. »

Plaçant les mains dans les poches de son pantalon, le démon des Plaisirs Impies étudia le cavalier, tout autant que la situation. Par le passé, le déchu avait déjà conclu une multitude de contrats, tous se terminant toujours de la même manière. Pourtant, jamais auparavant la Mort ne s’était présentée à ses côtés pour assister à la finalité du marché. Alors pourquoi cette fois-ci faisait exception ? Pourquoi la Faucheuse en personne était présente pour assister au décès de ce brave (mais néanmoins malhonnête) Burt ? Plissant les yeux sous l’effet de la réflexion, sans toutefois quitter du regard le cavalier, Asmodée étudia la question sous tous les angles sans vraiment parvenir à trouver une justification qui tienne la route.

« Mais … et vous, finit-il par demandé, qu’est-ce qui vous amène ici ? Habituellement, quand je collecte une âme … vous ne me faites pas le privilège de votre présence. »

Sans s’embarrasser de quelques formes de fioritures, la Mort répondit à la question du déchu de son ton impassible, annonçant que sa présence n’avait pour objectif que d’empêcher Asmodée de mettre un terme à la vie de Cumming. Face à cette réponse des plus saugrenues, le Gardien des Plaisirs haussa un sourcil sous l’effet de la surprise. La Mort était-elle en train de dire qu’elle était ici pour épargner une vie ? Et puis quoi encore ?! Asmodée allait devoir se faire nonne à ce tarif là ! Toutefois, la stupeur du déchu ne dura pas, la Mort laissant entendre que Cumming n’était épargné que pour un temps, mais qu’au final, le pacte serait respecté … avec un délai supplémentaire. Face à cette perspective, mais également au fait qu’affronter la Mort relevait certainement du suicide, Asmodée se détendit. Qu’importait le moment, l’essentiel était qu’au final, ce rebut d’humain finirait par lui céder son âme.

Le cavalier de la Mort invita alors l’élu local à s’assoir, sentant certainement que ce dernier était le point de défaillir. Il aurait été si ironique que le bougre claqua d’une crise cardiaque alors que l’instant d’avant il avait reçu une forme d’amnistie temporaire de la part de la Faucheuse en personne. La Mort chuchota quelques mots à l’oreille du mortel, dont le sens échappa totalement au déchu, pourtant particulièrement intrigué par ce qui venait d’être révélé, notamment au regard de l’expression stupéfaite que Cumming affichait à présent. Quelques secondes, le cavalier observa alors Asmodée en silence, avant de finalement mettre un terme à tout ce suspens. D’après le cavalier, dans un futur assez proche, cet humain était destiné à accomplir un acte dont les conséquences rejailliraient de manière positive sur les démons.

Visiblement, la Mort était une adepte de ce genre de phrases énigmatiques, qui soulevaient plus de questions qu’elles n’offraient de réponses. La curiosité du Serpent du Jardin s’éveilla subitement devant ces mystérieux propos, son regard s’ouvrant d’avantage dans une expression d’attrait. Sa nature d’ancien Gardien de la Connaissance s’était mise à s’agiter au fond de lui, avide de découvrir d’autres secrets pour nourrir toujours plus sa soif de savoir. Malgré tout, Asmodée refreina son soudain désir d’en apprendre plus, comprenant qu’une telle révélation pouvait mettre en danger cet avenir si prometteur. Tant de fois, le déchu avait vu les ravages qu’un savoir entre de mauvaises mains pouvaient provoquer. La perspective de cette promesse faite par la Mort était suffisamment alléchante pour forcer le démon de la Luxure à patienter.

« Alors qu’il en soit ainsi, Cavalier … »

Asmodée avait accompagné sa capitulation d’une discrète révérence de la tête, l’inclinant légèrement en avant. Cette fois-ci, son ton était beaucoup plus détendu qu’au début de cette rencontre. Le Prince des Succubes porta alors son attention sur Cumming, toujours assis sur sa chaise et resté silencieux, sans pour autant quitter son expression de stupeur suite aux révélations que la Mort lui avait faites au creux de l’oreille.

« Quant à vous, mon cher Burt …, le regard du déchu se fit plus perçant et sadique, ce n’est que partie remise. Mais ne doutez pas qu’à la fin, vous deviendrez l’une de mes petites trainées. »