Vendredi 23 juillet 2010Un hurlement inhumain déchira le silence de la nuit comme un coup de feu. Une détonation soudaine et assourdissante. Une plainte qui se répercuta longuement sur les parois métalliques de cet entrepôt désaffecté se trouvant en bordure de la ville. La zone était d’ordinaire déserte. De jour comme de nuit. Plus personne n’osait mettre les pieds dans ces vieux bâtiments en tôle ondulée rongés par la rouille et menaçant de s’effondrer à tout moment. La rumeur voulait qu’ils soient devenus le repaire de créatures monstrueuses. Ces démons ayant pris le contrôle de la ville et ayant coupé celle-ci du monde extérieur depuis le jour où la terre avait tremblé et libéré une puissance ancestrale dépassant la compréhension des mortels. Et pourtant, c’est bien dans l’un de ces entrepôts désaffectés qu’un cri inhumain déchira soudain le silence de la nuit. Peut-être la zone n’était-elle finalement pas si déserte qu’on voulait bien le croire.
— Plus vite tu répondras à mes questions et plus vite ton tourment prendra fin, souffla une voix calme.
— Non, répondit une autre voix, plus faible et moins assurée.
Je ne sais rien du tout. Je ne vois pas de quoi vous parlez. Je ne sais absolument rien. (Il poussa un nouveau cri.)
Je vous le jure. Je ne sais rien. — Et moi je suis convaincue que tu mens, se contenta de rétorquer la voix calme avant d’arracher un nouveau cri à son interlocuteur récalcitrant.
Mais ce n’est pas grave… J’obtiendrai les réponses que je veux d’une manière ou d’une autre.Le démon était à bout de souffle. Recroquevillé sur lui-même au centre du piège à démons l’empêchant de prendre la fuite, il tremblait comme une feuille. Une scène presque surréaliste aux yeux de la jeune femme tournant en silence autour du symbole démoniaque tracé au sol. Depuis des siècles, aussi loin que remontaient les premières références écrites ou orales faisant état de leur existence, ces sombres abominations avaient toujours été dépeintes comme des forces contre nature aux immenses pouvoirs dévastateurs. Des engeances du Diable qu’aucun mortel ne pouvait vaincre. Des tentateurs arrachant les enfants et les nouveau-nés à leurs proches bien-aimés. Des mystificateurs trompant et manipulant les être les plus innocents afin de les pousser à vendre leur bien le plus précieux : leur âme. Pourtant, la pathétique créature roulée en boule au centre du piège à démons ne faisait pas du tout honneur à ces récits de légende et à ces histoires à dormir debout.
— Qui détient la Grâce de l’Ange ? demanda Ithuriel en continuant de faire le tour du cercle magique maintenant le démon à sa place et privé de ses pouvoirs.
Qui ? Réponds-moi ! (Elle leva la main et un jet d’eau bénite éclaboussa la peau du démon qui se mit à fumer en arrachant à ce dernier une plainte sonore aussi assourdissante que les précédentes.)
Où… est… la… Grâce ?— Mais puisque je vous dis que je n’en sais strictement rien, insista le démon en serrant la mâchoire. (La douleur déformait les traits de son visage ; ou plutôt les traits du visage de l’innocent dont il avait pris le corps en otage contre la volonté de celui-ci. Ce qui arracha une grimace de dégoût à la déchue. Il n’existait en ce monde rien de plus abject que ces abominations osant prendre par la force ce qui ne leur revenait pas de droit et se permettant de souiller la pureté de la Création divine.)
Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je n’ai jamais entendu parler de démon en possession d’une Grâce céleste. Je vous le jure. Pitié… Je vous en supplie… Laissez-moi partir d’ici. Je vous ai dis tout ce que je savais. Je vous le jure. Je vous ai tout dit. Maintenant libérez-moi.Ithuriel s’immobilisa en face du visage du démon. Ce dernier leva les yeux vers elle. Ou plutôt les yeux de son hôte. Des yeux bleus. Des prunelles couleur saphir d’une douceur sans pareille. Un regard pour lequel bien des filles auraient sans aucun doute été prêtes à vendre leur âme pour ne serait-ce qu’avoir la chance de pouvoir les contempler une nuit entière sans interruption. Sûrement la raison qui l’avait poussé à prendre possession de ce corps en particulier. L’opportunité justement de pouvoir user des charmes de son hôte pour appâter des proies innocentes prêtes à vendre leur âme au Diable. Comme c’était écœurant. Ithuriel se retint de cracher au sol.
— Mentir ne mettra pas fin à ta souffrance, bien au contraire, lâcha-t-elle froidement en tirant au clair une dague couverte de symboles mystérieux.
Ithuriel avait le sentiment que le démon ne jouait pas franc jeu avec elle. Ce qui n’avait rien d’étonnant venant de la part d’un suppôt de Satan en personne. Il détenait forcément des informations. Elle était sûre de cela. C’était une question d’instinct. Celui-ci ne lui avait jamais fait défaut jusqu’à présent. Elle était donc prête à faire ce qu’il fallait pour arracher la vérité à cette abomination. Quitte à faire usage de la force brute si nécessaire. Néanmoins, si elle était prête à aller jusque-là, la réaction de l’homme prisonnier du piège à démons eut le mérite de la prendre littéralement au dépourvu.
Ayant baissé la tête un instant, le démon reporta son attention sur Ithuriel avec un sourire aux lèvres et un rire caverneux s’échappa de sa gorge tandis qu’il jetait la tête en arrière en savourant pleinement l’euphorie du moment. Les prunelles bleues du jeune homme avaient disparu ; remplacées à présent par ces deux puits sans fond remplis de ténèbres insondables. Ithuriel fixait maintenant du regard les ombres mouvantes du néant. Et une force malveillante animait ces mêmes ombres. Une volonté faite de malice et de cruauté. Le sadisme incarné et le désir de nuire à l’état brut.
— Et moi qui pensais que tu n’aurais pas le cran de faire usage de la force pour parvenir à tes fins, ma belle, souffla la voix suave du démon.
N’es-tu pas censée être une douce créature sans défense ? Une colombe à la pureté et à l’innocence sans égales en ce monde ? (Les sourcils d’Ithuriel se froncèrent. De quoi était-il en train de parler ? Connaissait-il donc sa véritable nature ?)
Mais les apparences peuvent être trompeuses on dirait. Je n’aurais jamais crû que tu serais capable de tout ça, précisa-t-il en faisant référence au piège dans lequel il était prisonnier et privé de ses pouvoirs démoniaques.
Je dois avouer que tu m’as bien eu. Le coup de la fille sage voulant mettre un peu de piment dans sa vie. Ce n’est pas vraiment ce que j’avais en tête, si tu vois ce que je veux dire… (De nouveau cet éclat dans son regard pareil à la nuit éternelle. Un sourire salace déforma sa bouche et il se passa la langue sur les lèvres en ne lésinant pas sur le sous-entendu.)
Mais tu n’as rien d’une tueuse. Cela se voit dans tes yeux. Tu ne ferais pas de mal à un innocent. Ce n’est pas dans tes intentions. (Non. Il ignorait absolument tout de la véritable identité de la déchue. Il bluffait à seule fin de garder le contrôle de la situation.)
Et comme l’hôte dont j’ai pris possession est toujours vivant quelque part dans cette petite tête de gueule d’ange, je sais d’avance que tu ne me feras aucun mal. Tu ne voudrais surtout pas endommager ce beau corps d’Apollon, n’est-ce pas ?Ce fut au tour d’Ithuriel de sourire cette fois. Elle baissa un instant les yeux sur sa dague et reporta son attention sur le démon en lui rétorquant calmement :
— C’est là que tu te trompes. Je n’ai pas besoin de m’en prendre physiquement à toi pour te pousser à me révéler ce que tu sais. Il existe d’autres méthodes disons… moins invasives. Des méthodes grâce auxquelles ce corps sortira indemne de cette entrevue. (Elle rangea la dague dans son fourreau et jeta au loin la bouteille d’eau bénite à moitié vide dont elle n’avait finalement plus l’utilité. Elle se mit alors à genoux devant le prisonnier et ajouta à l’attention de l’hôte.)
Je ne vais pas vous mentir : cela risque de faire très mal. Mais si cela peut vous rassurer un tant soit peu, votre douleur ne sera rien comparée au tourment que lui éprouvera. Vous avez ma parole.Elle se remit debout et le démon la suivit du regard les yeux écarquillés de terreur. Il secoua vivement la tête en s’efforçant de se remettre debout. Il avait fini par deviner ce que la déchue avait en tête et il était prêt à tout pour ne pas avoir à entendre les mots qui s’apprêtaient à sortir de la bouche de cette femme qu’il n’avait jamais rencontrée avec cette nuit.
— Non. Pas ça. Je vous en supplie. Je répondrai à toutes vos questions. Je vous le jure.— C’est trop tard. C’est avant qu’il fallait y réfléchir et accepter ma proposition. (Ithuriel redressa les épaules et plongea son regard dans celui du démon.)
Exorcizamus te, omnis immundus spiritus, omnis satanica potestas…Le démon emprisonné dans le symbole tracé à la peinture rouge sur le sol tomba à genoux lorsque ses jambes refusèrent de le porter plus longtemps. Il porta les mains à son visage et riva les yeux vers les cieux en lâchant un nouveau cri inhumain. Rien n’était pire pour un démon qu’un exorcisme. La seule idée d’en subir un suffisait d’ordinaire à leur arracher tous leurs secrets. Et de toute évidence, celui-ci était prêt à tout avouer à Ithuriel en échange de son salut. C’est pourquoi elle ne mena pas l’exorcisme à terme. Elle offrit à son prisonnier l’opportunité de lui faire part de ce qu’il savait.
— Ut Ecclesiam tuam secua tibi facias libertate servire, te rogamus, audi nos ! psalmodia Ithuriel d’une voix plate en achevant finalement la prière salvatrice quelques minutes plus tard.
Le démon avait dit vrai : elle avait à cœur les intérêts des innocents. Et choisir entre sauver l’un d’eux ou laisser un démon parader en ville dans un corps arraché à la volonté de son véritable propriétaire, son choix était vite fait. Elle n’éprouvait aucun regret d’avoir renvoyé cette abomination là où était sa place : aux enfers. Et se penchant sur le corps inerte du mortel qu’elle venait de libérer de l’emprise du démon, elle s’assura en prenant son pouls qu’il était encore bien vivant.
Ithuriel soupira de soulagement en trouvant un pouls, certes faible, mais bel et bien présent. Elle avait beau n’avoir obtenu que très peu d’informations – rien de concret en fait, soyons honnête – le simple fait de savoir un innocent sain et sauf était toujours mieux que rien du tout. Elle se figea alors sur place en percevant un mouvement dans son dos. Elle n’était pas seule dans l’entrepôt. Un troisième individu se trouvait dans les parages. Ithuriel avait perçu un bruit tout près.
— Qui va là ? demanda-t-elle haut et fort pour être entendue à l’autre bout de la salle.
Montrez-vous…