III.06 - Stay Away of All Angels

Vendredi 12 novembre 2010

Le cinéma était plongé dans un profond et lourd silence. Aucune projection n’était programmée pour la journée. Aucune projection n’avait d’ailleurs été programmée depuis longtemps déjà. Cet endroit avait fait partie des rares commerces n’ayant pas eu le courage de garder ses portes ouvertes depuis que les démons avaient pris possession de la ville. On ne pouvait guère en tenir rigueur à ses propriétaires. Les mortels réagissaient différents une fois confrontés à une troublante et sombre vérité. Certains préféraient la fuite. D’autres préféraient demeurer dans l’ignorance. D’autres encore acceptaient d’affronter cette vérité en face au prix de nombreux sacrifices. Et d’autres enfin se sentaient incapables de faire quoi que ce soit. Ils demeuraient là, impuissants. Reconnaître la vérité leur était impossible, c’était au-dessus de leurs forces. Mais il leur était également impossible d’oublier ce qu’ils avaient appris. C’était le genre de vérité qui marque un être à jamais. Ithuriel était de ceux-là. Les impuissants.

Assise dans la pénombre, elle méditait sur les événements survenus quelques semaines auparavant. La découverte de son ultime trahison avait été une véritable épreuve pour la jeune femme. Elle ne parvenait pas à concevoir l’idée qu’elle finirait par s’abaisser à prêter allégeance à Lucifer en personne. Son ennemi de toujours. Celui qu’elle avait combattu jadis dans le Jardin d’Éden pour l’empêcher de désacraliser la Création de Dieu. Celui dont elle avait fait tout son possible pour empêcher la libération et le retour sur Terre. Celui qu’elle s’était donnée pour mission de vaincre même si elle avait pleinement conscience de ne pas en posséder ni le pouvoir ni la force. Elle n’était rien en comparaison d’un archange. Et pourtant, elle était décidée à tout faire pour le détruire à jamais. Rallier son étendard et rejoindre son camp dans cette guerre n’était pas du tout dans ses intentions. Bien au contraire même.

Et pourtant, dans cinq ans à compter d’aujourd’hui, c’est bien à la tête des armées de Lucifer que serait sa place. C’était impensable. Jamais elle ne l’aurait cru si elle n’en avait pas été témoin de ses propres yeux. C’était tellement insensé. Illogique. Contre nature même. Qu’avait-il bien pu se passer dans sa vie pour qu’elle en arrive à cette extrémité ? Nul doute que Lucifer lui avait fait un lavage de cerveau. C’était là la seule explication logique. Rien d’autre ne pouvait expliquer le changement d’allégeance d’Ithuriel. Elle avait toujours servi les Cieux avec loyauté et droiture. Elle comptait parmi les soldats les plus fidèles à Dieu et les plus déterminés à protéger Sa Création de tout mal. Lucifer était l’antithèse même de tout ce pour quoi elle vivait et combattait. Elle ? Au service du Renégat ? Impossible !

La grande salle de projection était si calme et silencieuse que même depuis sa place, Ithuriel perçut le déplacement d’air qui accompagna la téléportation de Castiel. Elle était familière de ce doux bruissement d’ailes qui résonnait à ses oreilles comme le chœur d’une chorale. Une chose en plus qui lui manquait. Elle avait toujours aimé par-dessus tout sentir ses ailes se déployer et caresser les courants d’air chaud la projetant dans les airs. Une sensation unique échappant à la compréhension du commun des mortels. Ce dont elle était désormais depuis sa chute. N’avait-elle pas commis une erreur ce jour-là ? Sûrement.

Peu importe l’identité du nouveau venu, Ithuriel ne se détourna pas pour l’accueillir ni même poser les yeux sur lui. Peut-être était-ce Astarielle. Celle-ci s’inquiétait terriblement pour elle depuis qu’elle lui avait révélé l’épreuve à laquelle elle avait été confrontée dans ce futur hypothétique. Ithuriel n’avait pu s’empêcher de lui confier ses craintes et ses appréhensions. Maintenant que sa petite sœur était au fait de sa véritable nature, elle n’avait plus de raison de lui cacher quoi que ce soit. Et avoir une confidente était un tel soulagement. Mais Ithuriel n’avait pas le cœur de discuter avec elle pour l’instant. Elle avait besoin de solitude. Besoin de broyer du noir en silence dans son coin.

Mais le nouveau venu n’était pas Astarielle. C’est une voix d’homme qui s’éleva dans le silence ambiant. Castiel. Ithuriel aurait reconnu sa voix entre mille. Et pour cause : il avait été présent le jour où elle avait été témoin de sa suprême déchéance. Le fait est aussi qu’il était l’un de ses frères dont elle se méfiait le plus. Elle réprouvait fortement le fait qu’il soit investi de tant de pouvoir de nature divine. C’était contre nature. Mais compte tenu des circonstances à l’époque de leur dernière rencontre – alors que la guerre faisait rage entre anges et démons se disputant les sceaux verrouillant la cage de Lucifer – elle avait pris sur elle et laissé le bénéfice du doute à son petit frère. Mais depuis, celui-ci n’avait rien fait pour rendre ce qu’il avait emprunté Dieu seul comment. Ithuriel désapprouvait cela. Mais elle n’avait pas encore eu l’occasion de le faire remarquer à la personne concernée. L’heure était peut-être venue.

Castiel avoua qu’il n’était pas surpris de la trouver ici. Il se doutait même qu’il aurait toutes les chances de tomber sur elle dans cette salle déserte. Il désirait s’entretenir avec elle et était certain qu’elle savait d’ores et déjà à propos de quoi. Effectivement, elle n’était pas dupe. Elle s’était même attendue à avoir sa visite bien plus tôt. Nul doute qu’il avait dû au préalable faire quelques recherches de son côté avant de décider de venir la confronter par rapport à ce qu’il avait vu dans cette autre réalité. Elle aurait fait exactement la même chose si les rôles étaient inversés. Il existait toujours au moins deux versions d’une même histoire. Seul un faible d’esprit se serait présenté ici sans posséder au moins l’une de ces différentes versions afin de pouvoir mettre en perspective les propos de la principale intéressée. C’était le plus sûr moyen de ne pas se faire manipuler par une personne susceptible de devenir le mal incarné. Prudence était mère de sureté comme disait un proverbe terrien.

— Inutile de m’appeler Lilian, rétorqua la déchue sans bouger de son siège ni poser les yeux sur son frère. La malheureuse avait rejoint son paradis aux Cieux bien avant que je ne prenne possession de son corps. Je suis moi et l’ai toujours été. Ithuriel.

La déchue consentit enfin à tourner la tête vers Castiel qui venait d’atteindre le pied des marches et se trouvait à présent entre elle et l’écran de projection encore en parfait état. Et dire que dans cinq ans à compter de maintenant, cet endroit serait pratiquement réduit en ruine. Quelle tristesse !

— Par quoi veux-tu que nous commencions au juste ? (Elle soutint son regard. Elle avait toujours honte et craignait d’affronter le jugement de ce petit frère comme cela avait été le cas quand ils s’étaient tous les deux trouvés ici même cinq ans plus tard, mais elle était déterminée à ne pas le laisser entrevoir sa gêne et son mal-être. Ce serait une faiblesse. Elle devait rester forte.) Il ne fait aucun doute à mon sens que tu t’es d’ores et déjà fait une raison. Mais peut-être me laisseras-tu l’opportunité de t’expliquer ma version de l’histoire avant de décider une bonne fois pour toutes de ce qui est bien et de ce qui ne l’est pas. Car j’admets volontiers avoir commis bien des erreurs dernièrement ; mais en aucun cas je ne suis et ne serai capable de rejoindre les rangs de Lucifer de mon plein gré. Jamais !

L’heure du face à face entre Ithuriel et son petit frère Castiel était enfin venue. La déchue avait attendu cette rencontre pendant des jours. Elle n’était pas pressée d’affronter son frère et d’être confrontée une fois de plus à la sinistre vérité dont elle avait été témoin quelques semaines plus tôt. Mais dans le fond, elle savait aussi qu’elle ne pourrait jamais échapper à cette rencontre. Celle-ci était nécessaire. Trop de questions étaient demeurées sans réponse à la suite de ce voyage dans le temps. Si elle ne prenait pas le temps de faire le point avec ce frère ayant lui aussi été témoin de tout, cela risquerait de causer bien plus de dégâts qu’autre chose. La fuite n’était donc pas une option.

C’est pourquoi Ithuriel ne chercha pas à se dérober en découvrant l’identité du nouveau venu. Castiel et elle avaient beaucoup de choses à se dire et l’heure des explications avait sonné. L’ange ne perdit pas de temps en vaines formalités. Il annonça d’emblée la raison de sa présence en faisant remarquer à Ithuriel qu’elle se doutait sûrement de quoi traiterait cette rencontre. C’était le cas. Comme dit précédemment, la déchue s’était attendue à ce face à face. Néanmoins, elle s’était attendue à ce que Castiel provoque une rencontre bien avant aujourd’hui. Il avait mine de rien laissé passer plus de trois semaines entre leur retour de cette réalité cauchemardesque et aujourd’hui. Mais soit. Cela n’avait aucune importance.

Jouant le jeu de son frère, Ithuriel ne tourna pas non plus autour du pot. Elle annonça de but en blanc ne pas être Lilian. Il était inutile de s’adresser à elle en utilisant ce nom pour la simple et bonne raison que son hôte avait déserté cette enveloppe charnelle depuis plus de trois ans déjà. Elle était seule dans ce corps et n’était donc rien de plus qu’elle-même. Autant que Castiel le sache. Peut-être faire preuve d’honnêteté lui accorderait-il quelques points. Une remarque bien étrange à son goût dont elle ne tint cependant pas compte. Elle avait mieux à réfléchir que ce genre de futilités. Pourtant, c’était là la preuve que Castiel était dans son droit de craindre le pire. Mais la déchue ne s’en rendit pas compte.

Ayant demandé à Castiel de lui laisser l’opportunité de lui raconter sa propre version de l’histoire avant de la juger et de la condamner pour de bon, Ithuriel s’était vue octroyée cette modeste bénédiction. Il était selon son frère impossible d’échapper au destin et donc que quoi qu’elle fasse, le futur chaotique dont ils avaient été témoin se réaliseraient. Néanmoins, il était prêt à écouter ce qu’elle avait à dire dans l’espoir que cela l’empêche de sombrer dans les ténèbres et de devenir ce monstre ayant rallié le camp de l’archange renégat. Il ajouta ensuite que tout le monde faisait des erreurs, mais que certaines étaient tout simplement impardonnables. Il donna en exemple le destin de la jeune femme.

Ithuriel fusilla son frère du regard. Elle était blessée qu’il s’adresse à elle en ces termes. Ce n’était pas sa faute à elle si elle était au service de Lucifer dans ce futur hypothétique. Lui plus que quiconque aurait dû le savoir et le comprendre. Quand bien même les anges avaient conscience de toutes les réalités se superposant les unes aux autres et évoluant en parallèle les unes des autres, chaque ange était rattaché à une réalité bien définie et ne pouvait être tenu pour responsable des actions de ses doubles dans une autre temporalité. Cela n’avait aucun sens. Elle n’avait pas le pouvoir de dicter sa volonté à ses autres représentations. Elle méritait donc le bénéfice du doute et ne pouvait être tenue pour responsable de quelque chose ne s’étant pas encore produit dans cette trame spatio-temporelle.

La déchue détourna toutefois le regard sans faire la moindre remarque à son petit frère. Elle dissimula son ressenti derrière un masque qui ne laissa rien transparaître de ses pensées. Et c’est en silence qu’elle écouta l’autre ange lui demander pourquoi elle avait caché si longtemps sa présence sur Terre. Pourquoi ? N’était-ce pourtant pas évident après tout ce qu’elle avait consenti à faire durant la Guerre des Sceaux pour empêcher le retour du Lucifer ? Elle s’était alliée à Castiel alors qu’elle doutait de sa loyauté envers les Cieux depuis qu’il s’était octroyé tous ces pouvoirs sans l’aval de ses pairs. Elle avait abandonné l’un de ses soldats – Anaëlle – à elle n’aurait su dire quel destin car elle ne pouvait se permettre de gaspiller des ressources et des hommes alors que Lucifer était sur le point d’être libéré. Le poids du remord et cette honte dévorante de ne pas avoir été à la hauteur des attentes de Dieu l’avaient finalement poussée à se couper les ailes : le blasphème ultime pour une entité céleste. Rien d’étonnant donc à ce que la déchue ait préféré taire sa véritable nature une fois réincarnée ici-bas. Elle voulait racheter ses erreurs passées à la seule force de son courage et de sa détermination. Mais elle avait échoué de toute évidence.

Castiel demeura muet tout le temps que dura le silence qui succéda à sa question. Il semblait déterminé à faire preuve de patience et de retenu. Ithuriel décida de ne pas abuser de sa bonté d’âme et finit par dire au bout d’un moment :

— Ce n’est pas par jalousie ou volonté d’adhérer aux idéaux de Lucifer que j’ai chuté. (Elle reporta son attention sur Castiel.) Ne te méprends pas, mon frère. Ma chute n’a pas été motivée par le désir de nuire à la Création de notre Père. Je ne suis pas fière de m’être coupé les ailes et c’est pour cela que j’ai choisi de ne pas révéler ma présence ici-bas. Mais il n’est pas question d’hybris ou d’orgueil dans cette histoire. Il est question de pénitence. Mon souhait était de racheter mes erreurs passées aux yeux de notre Père. Je ne me sentais plus digne d’être un soldat à Son service. Je n’avais pas su être à la hauteur de Ses attentes. En d’autres termes : il me fallait retrouver un sens à mon existence. (Elle continua de soutenir le regard de Castiel.) Aussi ne suis-je pas d’accord avec ta vision des choses. J’ai chuté, oui. Je me suis coupé les ailes, oui. Mais je ne vois pas en quoi cela peut-être le début d’un changement radical d’opinion pouvant me mener sur une « mauvaise » voie. Je n’ai pas cherché à causer le moindre mal, même si maintenant je me rends compte que ma décision en a causé malgré moi. Ce n’était pas dans mes intentions. Jamais il n’a été question de perversion dans tout cela. Mon choix n’était que la résultante d’un raisonnement logique et cohérent. Il n’était aucunement question de passion dans tout ceci. Or c’est la passion qui a dicté sa trahison à Lucifer et qui l’a poussé à se révolter contre notre Père. Je ne suis pas comme lui. Je ne suis pas comme notre frère renégat. Je ne suis engagée sur aucune « mauvaise » voie.

Et pourtant…

— Mais c’est déjà fait, tu as déjà rejoint son camp, ma douce Ithuriel. Tu t’es déjà engagée dans cette voie depuis que tu as chuté sur Terre, répéta une petite voix dans sa tête.

Ce sont là les mots que son double maléfique avait prononcés quand Ithuriel lui avait soutenu que jamais elle ne pourrait rejoindre le camp de son ennemi juré. Ces mots étaient comme gravés dans son esprit au fer rouge. C’est sûrement pour ça qu’elle insistait à ce point sur le fait de ne pas être engagée sur ce que Castiel avait implicitement qualifié de « mauvaise » voie. Elle ne voulait pas donner raison à son double.

Le silence était pesant et l’atmosphère étouffante dans cette salle de cinéma pourtant déserte. Ni Castiel ni Ithuriel ne reprirent la parole une fois que la déchue se fut tue. Elle venait de révéler à son petit frère la raison pour laquelle elle avait gardé secret son retour sur Terre. Elle avait honte. Honte de ne pas avoir été à la hauteur des attentes de leur Père. Honte d’avoir failli à sa mission visant à empêcher la libération de Lucifer. Honte de pas être ce qu’elle aurait dû être quand on avait eu le plus besoin d’elle. C’est pourquoi elle n’avait trouvé de meilleure solution que de se couper les ailes et de tenter de se trouver une nouvelle raison d’être – une nouvelle mission qui aurait su donner un autre sens à sa vie. Force est de constater que là encore, elle avait échoué. L’absolution se refusait toujours à elle.

La déchue était désormais dans une impasse. Elle se trouvait au pied du mur et se sentait prise au piège. Réduite à l’impuissance. Ce qui la mettait hors d’elle. Elle trouvait insupportable l’idée de n’avoir aucun contrôle sur la situation. Ce qui était un comble pour quelqu’un comme elle ayant toujours fait son possible pour avoir toujours tout sous contrôle. Après tout, n’avait-elle pas été commandant de toute une garnison avant sa chute ? Maintenir ses hommes dans le rang imposait d’avoir sur eux un contrôle total et continu. La faiblesse n’était pas tolérée. De même que l’échec. Elle se devait donc de surmonter les obstacles se pressant sur sa route. Elle devait montrer l’exemple.

Ayant détourné le regard à la fin de la prise de parole d’Ithuriel, Castiel garda le silence encore quelques instants avant de finalement reporter son attention sur sa sœur et lui dire qu’il voulait bien la croire car elle était un membre de sa famille, mais le fait est qu’ils ne pouvaient pas non plus ignorer les faits. Les faits ? Mais quels faits ? L’ange faisait allusion à quelque chose qui ne s’était pas encore passé. Les faits étaient par définition ce qui résultait d’une action passée et non future. Les faits n’avaient donc rien à voir dans cette histoire. Ce qui était arrivé dans cette autre réalité appartenait au domaine du possible ; cela ne voulait pas dire pour autant que cela allait réellement se produire. Ne disait-on pas que l’avenir n’était pas gravé dans la pierre ? Peut-être les mortels avaient-ils raison sur ce point ? Peut-être existait-il un moyen de faire en sorte que rien de tout ceci n’arrive. Dieu ne S’attendait tout de même pas à ce qu’Ithuriel trahisse les siens ? Il n’avait tout de même pas décidé qu’il en serait ainsi ?

Le doute était permis. D’autant plus que Castiel avait achevé sa phrase en faisant remarquer que quelque chose allait se produire et causerait inévitablement ce changement radical de camp de la part d’Ithuriel. La déchue en doutait. Ou plutôt, elle ne voulait pas admettre que Castiel puisse avoir raison. Pour rien au monde elle ne pourrait rejoindre les partisans du Serpent. Non. Jamais. Et pourtant, elle avait comme Castiel était témoin de cet impossible revirement de situation. L’ange avait donc forcément raison. Elle était bien forcée de le reconnaître. Quelque chose finirait bel et bien tôt ou tard par se produire faisant qu’elle accepterait de plein gré de rallier l’étendard de Lucifer. Mais quoi ? Ithuriel était convaincue que jamais elle ne pourrait s’abaisser à cela. Alors qu’est-ce qui pourrait bien arriver qui puisse la pousser à changer de camp ? Cela n’avait aucun sens. Absolument aucun.

Après une nouvelle pause, Castiel reprit la parole et demanda la permission à sa sœur de lui poser une question. N’étaient-ils pas là pour ça ? Mais peu importe. Elle eut beau hocher la tête en silence, l’ange n’avait pas attendu qu’elle lui donne son avis avant de lui demander si elle n’avait pas peur de tout ce dont elle avait été témoin dans cette autre réalité. Le fait qu’elle ait été la cause de la disparition de tant de personnes si chères à ses yeux : Astarielle, Maximilien ou même lui, Castiel, son petit frère, qui avait manqué se faire froidement assassiner sous ses yeux dans cette autre réalité. N’était-elle pas d’accord avec lui qu’il fallait faire quelque chose pour empêcher cela ?

Ithuriel hocha la tête en silence. Mais elle ne trouva pas les mots pour exprimer ses pensées. Que faire ? C’était bien là une question qui tourmentait la jeune femme. Que faire sachant qu’elle ignorait la raison qui pourrait la pousser à jurer loyauté et fidélité à son ennemi juré.

Castiel reprit finalement la parole en implorant sa sœur de le laisser lui venir en aide. À l’entendre, Dieu lui en avait donné le pouvoir.

La salle de cinéma jusqu’à maintenant plongée dans une atmosphère tendue et pesante vit soudain sa quiétude voler en éclats lorsque retentit un éclat de rire cristallin. Rivant ses yeux sur Castiel, Ithuriel le dévisagea un long moment avant de finalement lui demander :

— Dieu ? Vraiment ? (Elle soutint le regard de son petit frère.) Dieu ? C’est la meilleure. (Elle détourna les yeux et secoua la tête en souriant de plus belle.) Dieu n’a rien à voir dans tout cela, Castiel. Il n’a plus donné signe de vie depuis des milliers d’années. Penses-tu sincèrement qu’après tout ce temps, toutes ces années de silence, toutes ces prières demeurées sans réponse, Sa solution à tous nos problèmes serait de t’investir de tous ces pouvoirs divins ? (Elle reporta son attention sur son petit frère.) Pourquoi toi ? Hein, Castiel ? Cela n’a aucun sens. Non pas que je cherche à te dévaloriser ou à déprécier tes qualités, mais le fait est que si Dieu avait voulu rectifier ce qui devait l’être, Il aurait agi directement sur la source du problème. Ces pouvoirs que tu clames être un don de notre Père, m’est avis que ce n’est pas Lui qui te les a donnés. Mon instinct ne m’a jamais trompée avant aujourd’hui, petit frère. Alors ne viens pas me dire que Dieu a mis à ta disposition les outils qui pourraient te permettre d’empêcher cet avenir sombre de voir le jour. Je refuse de le croire. C’est au-dessus de mes forces. C’est contre ma nature.

Ithuriel fronça les sourcils et sa vue devint soudain plus perçante tandis qu’une idée germait et prenait racine dans son esprit. Ithuriel avait toujours été réputée pour son ouverture d’esprit et son aptitude à ne pas laisser les frontières du visible obscurcir son jugement. De fait, elle était souvent capable de voir au-delà des apparences et faire le rapprochement entre des événements que personne n’aurait pensé être liés de quelque manière que ce soit. Et c’est précisément une idée comme celle-ci qui venait de se former dans son esprit. Une idée allant à l’encontre de tout ce que Castiel venait de dire :

— Et si le problème ne venait pas de moi… mais de toi ?

Un nouveau silence pesant s’abattit dans la pièce plongée dans la pénombre. Un silence glacial.

— Et si justement c’était en faisant tout ce qui est en ton pouvoir pour empêcher ce futur hypothétique de se réaliser que tu finissais par le rendre réel ? Hein, Castiel ? Peut-être est-ce en voulant à tout prix m’empêcher de devenir ce monstre que tu provoqueras sa création. Peut-être est-ce à cause de toi que tout ceci va avoir lieu. Ces pouvoirs que tu clames être la solution à tous nos problèmes, peut-être n’est-ce qu’un cadeau empoisonné et rien de plus. Peut-être est-ce toi qui es destiné à commettre la trahison ultime et non moi. As-tu envisagé ne serait-ce qu’un instant ce cas de figure ?

Ithuriel soutint le regard de Castiel. Cette idée avait germé dans son esprit toute seule, presque comme par magie. Mais le fait est qu’il était impossible à la déchue de déterminer la source de ce raisonnement parfaitement logique à ses yeux. Était-ce simplement la vérité brute qui s’était imposée à elle ou était-ce la faute aux sombres expériences menées par Méphistophélès sur sa grâce ? Le doute et les remises en question de la déchue concernant son propre frère étaient-ils fondés ou n’était-ce que l’expression de la paranoïa engendrée par la perversion du démon ? L’un dans l’autre, Ithuriel aurait été incapable de trancher sur la question si elle avait été au fait des manigances du démon. Mais le fait est que même si cela avait été le cas, elle n’en aurait pas démenti pour autant car mine de rien, ces accusations avaient un fond de vérité. Et si Castiel était effectivement l’élément déclencheur de ce funeste destin ?

Dieu ? Vraiment ? Castiel en était convaincu : les pouvoirs divins dont il avait été mystérieusement investi lui venaient bel et bien de leur Père. Une affirmation qu’Ithuriel n’avait pu s’empêcher de contredire en laissant retentir dans le silence ambiant un éclat de rire cristallin. Dieu n’avait rien à voir dans toute cette histoire. Il n’en avait que faire de Sa Création dont Il S’était détourné depuis si longtemps. Elle en avait la conviction. Son instinct ne lui avait jamais fait défaut et il lui assurait en cet instant comme depuis le premier jour où elle avait appris pour les nouveaux dons de son petit frère que ces mystérieux pouvoirs de nature divine n’étaient pas un cadeau du Tout-Puissant… De qui alors ? Elle n’aurait su le dire… Mais Dieu n’avait rien à voir dans tout cela. Elle était catégorique sur ce point et ne se gêna pour en faire part une fois de plus à son petit frère.

Castiel n’esquissa aucun sourire et ne fit aucun commentaire en percevant l’éclat de rire d’Ithuriel. Elle trouvait la remarque de son frère hilarante, mais pas lui. Il était sérieux. Resté aveuglément fidèle à leur Père disparu, il déclara être le plus sage d’entre eux tous. Voilà pourquoi selon lui Dieu l’avait choisi afin d’être investi de Ses pouvoirs. C’était un cadeau pour lui permettre de purifier leurs semblables s’étant détournés de la mission qu’Il leur avait confiée à l’aube de la Création. Ithuriel secoua la tête. Mais son frère ne lui laissa pas le temps de le contredire. Il ajouta qu’elle avait tellement peur qu’il puisse être la solution à ses problèmes qu’elle refusait par conséquent de croire que Dieu lui offrait par son intermédiaire une seconde chance.

— Balivernes. (Elle continua de secouer la tête.) Dieu S’est complètement désintéressé de Sa Création, Castiel. Et je ne dis pas ça de gaieté de cœur… tu peux me croire. Peu importe ce dont on a été témoins tous les deux dans ce sombre futur apocalyptique, mon allégeance est et demeura à jamais aux côtés de notre Père. Je ne lui ai jamais tourné le dos. Bien au contraire, c’est dans le but de me racheter à ses yeux que je me suis coupé les ailes. C’est Lui qui nous a abandonnés. C’est pourquoi j’ai autant de mal à croire qu’Il aurait soudain, du jour au lendemain, décidé de faire quelque chose pour nous venir en aide. Pas après tout ce temps. Pas après tous ces silences et toutes ces prières sans réponse. Non.

Ithuriel secoua de nouveau la tête. Puis une idée ayant germé et pris racine dans son esprit, elle s’était soudain mise à accuser Castiel d’être peut-être le responsable de ce sombre avenir dans lequel ils avaient été projetés quelques semaines auparavant. Le raisonnement de la déchue était mine de rien fondé. Il était tout à fait envisageable qu’en faisant tout son possible pour l’empêcher elle de devenir le bras droit de Lucifer dans un avenir proche, Castiel provoque justement ce futur qu’il tenait à tout prix à empêcher. C’était une possibilité dont il fallait également tenir compte. Et c’est pourquoi Ithuriel lui en fit part en soutenant son regard et en tentant de deviner les pensées de son petit frère.

Mais rien. L’accusation de la déchue ne lui arracha aucune réaction. Il demeura là en silence tout en se contentant de la fixer en retour sans rien laisser deviner de ses pensées. La méfiance qu’éprouvait alors la déchue se transforma en surprise quand une lueur blanche se mit à briller durant un bref instant dans les prunelles de Castiel. Elle crut également discerner un éclat bien plus sombre et maléfique au cœur de la lumière, mais cela fut trop fugace pour qu’elle puisse être certaine de ce qu’elle avait vu. Et le fait est qu’elle avait autre chose à penser pour l’heure.

En effet, les yeux des anges se mettaient généralement à luire quand ils étaient sur le point de faire usage de leurs prodigieux dons. C’est pourquoi Ithuriel semblait surprise de la réaction de Castiel. Elle n’aurait jamais pensé que son frère puisse se servir de ses pouvoirs sur elle. Pas alors qu’elle était démunie sans ses pouvoirs. Mais elle ignorait à ce moment-là tout de la confrontation entre Diana et lui ou même ce que l’ange avait osé faire quelques mois plus tôt à Anaëlle. Aussi n’en crut-elle pas ses yeux quand son frère leva la main droite et arracha du sol la moitié des fauteuils de plusieurs rangées se trouvant juste à côté de lui. Celui dans lequel Ithuriel était installée faisait partie du lot. Et avant que la déchue ait pu s’en extraire et se mettre à l’abri, elle fut emportée par la vague télékinétique générée par son frère et alla finir sa course contre un mur avant de retomber au milieu des débris.

La surprise qui s’était emparée d’elle laissa place au doute et à l’incompréhension. Ainsi qu’à une violente vague de douleur qui remonta le long de son bras gauche. En baissant les yeux vers son membre endolori, la déchue découvrit son pull auréolé d’écarlate autour d’une plaie profonde. Heureusement pour elle, la blessure était moche mais ne saignait pas si abondamment que ça. Ce n’était pas beau à voir mais sa vie n’était pas menacée. Elle survivrait… à moins que Castiel en ait décidé autrement.

En effet, l’ange quitta son fauteuil d’un bond en lâchant presque froidement que peut-être valait-il mieux dans ce cas en finir avec elle une bonne fois pour toute. Quittant des yeux sa blessure sanguinolente, la déchue fusilla du regard son frère, qui vint à sa rencontre en ajoutant calmement que si elle ne survivait pas à cette rencontre, alors il n’y aurait aucune chance pour qu’elle devienne plus tard le mal incarné. Et de fait, par rapport aux accusations qu’elle avait proférées juste avant, lui non plus ne serait pas responsable de sa transformation. Il alla même jusqu’à dire que puisque Dieu avait été déçu, mieux valait peut-être qu’il la renvoie aux Cieux pour qu’elle aille implorer Son pardon en personne.

Ithuriel n’en revenait pas. Jamais elle ne se serait attendue à entendre pareil discours sortir de la bouche de Castiel. Quand bien même elle n’approuvait pas certains des choix de son frère, elle avait toujours été plutôt en bons termes avec lui. Et pourtant, il lui avait suffi d’être témoin d’une seule mauvaise action de sa part à elle pour la condamner à une mort certaine. Et le plus troublant dans tout cela, c’est qu’il avait proféré cette menace sur un ton détaché et dépourvu de la moindre émotion. Ce qui ne lui ressemblait pas tellement. Et pourquoi son corps était-il auréolé de tous ces éclairs crépitant avidement ?

Une sensation de malaise se saisit de la déchue. Rares étaient les choses en ce monde susceptibles de faire naître la peur dans le cœur d’Ithuriel. Et jamais Castiel n’avait fait partie du lot. Pourtant, en cet instant précis, la déchue éprouva des difficultés à respirer tandis que les battements de son cœur s’étaient tout à coup accélérés. Elle éprouvait désormais de la peur face à cet homme qui ressemblait à son frère sans pour autant être vraiment lui. Cela n’avait aucun sens. Tout comme cela n’avait aucun sens qu’elle soit un jour susceptible de rejoindre le camp de Lucifer. Le monde avait-il cessé de tourner droit ?

Tandis qu’elle se faisait cette réflexion, guettant une ouverture pour prendre la fuite, une main invisible s’enroula autour de sa gorge et comprima son cou dans un étau. Le souffle coupé, c’est impuissante que la déchue écouta Castiel demander simplement si elle avait autre chose à ajouter.

Se débattant contre cette force invisible la tenant et contre laquelle elle était désarmée, Ithuriel hocha la tête et sentit la force se desserrer juste assez pour lui permettre d’inspirer un coup et répondre :

— As-tu vraiment l’intention de me tuer ? (Sa voix tremblait.) Es-tu prêt à tuer l’un des tiens simplement parce… parce que… tu n’as pas apprécié ce que tu as entendu ? (Ithuriel déglutit avec difficulté.) Castiel. Et si en… en me tuant, tu provoquais également ce futur ? Réfléchis bien. Ne crois-tu pas que ma mort pourrait être la cause de ma prétendue trahison ? Ma rancune à ton égard ne pourrait-elle pas être la raison pour laquelle Lucifer parviendra à me convaincre de servir sous ses ordres ? (Ithuriel éprouva de nouveau des difficultés à reprendre son souffle.) Réfléchis…

Ithuriel avait l’air d’avoir perdu l’esprit. On eut dit qu’elle faisait tout son possible pour pousser Castiel à la tuer en l’accusant encore et encore. Mais elle tentait avant tout de le distraire et de détourner son attention. Son instinct de survie lui dictait à présent sa conduite. Castiel avait de toute évidence perdu l’esprit et il semblait véritablement déterminé à la tuer sur le champ si cela lui permettait d’empêcher le futur apocalyptique dont il avait été témoin de se réaliser. Ithuriel pouvait le lire dans son regard. Il était vraiment prêt à tout pour empêcher cela. Même à tuer sa grande sœur ici et maintenant.

La main invisible broyait toujours la trachée de la pauvre déchue. La gorge comprimée dans un étau, c’est tout juste si elle parvenait à insuffler suffisamment d’air pour garder les idées claires. Elle sentait d’ores et déjà les extrémités de ses membres picoter du fait du manque d’oxygène. Et elle commençait malgré elle à frissonner comme sous l’effet d’une bourrasque de vent invisible. Une vague de froid qui s’insinuait en elle. La mort qui venait lentement mais sûrement réclamer son dû. Aussi se débattit-elle de plus belle, en vain. Castiel refusait de lâcher prise. Elle continua donc de suffoquer en silence.

Lorsque finalement l’ange agissant contre sa nature lui demanda si elle avait autre chose à ajouter pour sa défense, la jeune femme hocha la tête et lui fit remarquer que la tuer serait peut-être la cause faisant qu’elle changerait de camp d’ici les cinq prochaines années. Ithuriel aimait ses frères et sœurs. Là n’était pas la question. Mais elle se doutait aussi que si l’un d’eux venait à la trahir et à la tuer comme Castiel était sur le point de le faire là-maintenant, elle éprouverait une rancune tenace qui se transformerait en rage si par miracle elle venait à survivre à sa propre destruction. Lucifer était un fin stratège et un brillant manipulateur capable de corrompre le plus vertueux des esprits. Aveuglée par sa haine à l’encontre de Castiel, l’archange renégat n’aurait dès lors aucun mal à entrer dans la tête de la déchue et à la retourner contre les siens. Et ce faisant, Castiel provoquerait donc bien ce futur qu’il voulait empêcher à tout prix.

Ithuriel implora son petit frère de réfléchir aux conséquences de ses actes avant qu’il ne soit trop tard. La seule chose que l’ange trouva à lui rétorquer fut que c’était déjà tout réfléchi. Et lui lançant au visage qu’elle n’était qu’une traitresse, il usa de la puissance de son esprit pour la projeter au loin à travers le cinéma. La déchue alla finir sa course contre l’écran de projection se trouvant au fond de la salle. La toile céda sous son poids et la jeune femme passa au travers tandis que résonna dans le sinistre silence ambiant le bruit de déchirure de l’épais tissu. La force du choc ne fut cependant pas suffisante pour que la déchue défonce également le mur se trouvant derrière la toile – comme cela avait été le cas avec son double maléfique dans cette autre réalité lorsque le Castiel du futur lui avait fait le même petit tour de magie.

Retombant lourdement au sol, Ithuriel demeura sonnée quelques instants. Mais heureusement pour elle, son instinct de survie l’aida à remettre ses idées en place en moins de deux et la jeune femme chercha immédiatement du regard son frère pour ne pas perdre la menace de vue. Elle ne pouvait le combattre. Sans ses pouvoirs, elle était impuissante face à lui. Mais quand bien même sa grâce eut été en sa possession, la déchue doutait en cet instant d’avoir pu faire le poids face à son frère. Quelque chose avait changé en lui. Il n’était plus le même Castiel qu’avant. Et ces étranges éclairs qui crépitaient autour de lui dégageaient une telle puissance que même dépourvue de ses prodigieux dons, la déchue pouvait sentir cette aura de puissance rayonner à des mètres à la ronde. La fuite était sa seule chance de survie. Mais comment fuir une créature capable d’apparaître n’importe où et n’importe quand ?

La douleur lancinante dans son bras se ravivant, Ithuriel posa les yeux sur sa blessure ensanglantée qui continuait de tâcher son pull à mesure qu’elle se vidait de son sang lentement mais sûrement. Elle était loin d’être en danger de ce côté-là. La blessure n’était pas mortelle en l’état. Mais il est vrai que la plaie saignait abondamment, au point que du sang goûtait du bout de ses doigts en formant un cercle écarlate au sol à ses pieds. Un cercle… Ithuriel savait désormais comment survivre à cette rencontre.

Reportant son attention sur son petit frère, la déchue le vit venir lentement à sa rencontre. Elle continua de soutenir son regard pour détourner son attention. Elle l’entendit alors faire mention de Maximilien : les deux hommes s’étaient rencontrés et avaient eu une petite discussion à son sujet. Le regard d’Ithuriel se durcit et elle serra les dents en entendant Castiel ajoutait la « pauvre créature » lui était dévouée et qu’elle l’aimait et nourrissait vis-à-vis d’elle une admiration sans borne. Le compliment aurait dû toucher la jeune femme, mais cela ne fit naître chez elle qu’une forme d’appréhension. Compte tenu de la manière dont l’ange agissait actuellement, Ithuriel craignait qu’il s’en soit également pris à son ami.

— Laisse-le en dehors de ça, cracha Ithuriel en continuant de fusiller du regard son petit frère. Il n’a rien à voir là-dedans. Ne t’avise pas de lui faire le moindre mal ou sinon…

Sinon quoi ? Elle n’était pas vraiment en état de proférer la moindre menace. Elle n’avait aucun pouvoir en sa possession pour s’en prendre à l’autre ange. Elle était impuissante. Elle n’était rien de plus qu’une pauvre mortelle voulant s’en prendre à une créature céleste... Elle ne ferait jamais le poids. Ce qui était d’autant plus frustrant. Aussi se contenta-t-elle de serrer les dents faute de mieux.

Castiel se remit en marche après avoir marqué une pause suite à l’interruption volontaire d’Ithuriel. La déchue l’entendit alors ajouter que le vampire lui avait donné son accord pour l’empêcher elle de devenir le mal qu’ils avaient affronté dans cette autre réalité. Hélas, il ne voyait pas désormais d’alternative autre que la mort pour empêcher que ce sombre avenir ne se réalise. Et convaincu d’agir dans le bien de tous, il alla même jusqu’à ajouter qu’elle le remercierait une fois toute cette histoire terminée. Ithuriel n’en crut pas ses oreilles et c’est les yeux écarquillés de surprise qu’elle le regarda en cessant tout ce qu’elle était en train de faire depuis qu’une nouvelle idée avait germé et pris racine dans son esprit.

— Ma parole, Castiel, tu es devenu fou, souffla la déchue d’une voix presque inaudible. Aurais-tu perdu l’esprit, mon frère ? Est-ce que tu t’entends parler ? (Elle secoua la tête.) De toute évidence, le pouvoir t’est monté à la tête. Dieu n’aurait jamais permis une telle chose. Il n’aurait jamais autorisé que tu lèves la main sur les tiens. N’a-t-Il pas été incapable Lui-même de punir Lucifer ? Cela n’a aucun sens. Castiel, tu dois reprendre tes esprits avant de commettre un acte que tu regretteras toute ta vie. Est-ce que tu m’entends, Castiel ? Recouvre tes esprits avant qu’il ne soit trop tard. Je t’en conjure…

Ithuriel tentait par tous les moyens de convaincre Castiel qu’il était dans le faux et que ce n’était pas là la solution à tous ses problèmes que d’exécuter ainsi une sœur de sang-froid. Ce n’est pas tant la mort, ou la promesse de ce frère instable de l’absoudre de tous ses péchés par une annihilation pure et simple, qui motivait son plaidoyer et poussait la déchue à faire entendre raison à son adversaire coûte que coûte. Car elle n’avait pas peur de la mort. Ithuriel était un ange. La mort était une notion qu’elle n’avait pas à craindre car elle connaissait d’ores et déjà les mystères l’entourant. Ce que les mortels redoutaient tant dans cette étape inéluctable de la vie, c’était justement le fait qu’ils ignoraient tout d’elle. Mais en tant que gardiens des Cieux et protecteurs des âmes méritant le repos éternel, les anges n’avaient vraiment rien à craindre de la mort. Et ce quand bien même leur destin n’était pas de connaître la même fin que les enfants choyés de Dieu une fois venu le moment pour eux de disparaître de la Création.

Non. Ce que redoutait plus que Ithuriel en voyant son frère avancer vers elle avec cette détermination, cette résolution infaillible dans le regard comme quoi sa mort à elle réglerait tous les problèmes de son frère, c’était que justement Castiel ne provoque le destin en étant lui-même l’instigateur de toute cette noirceur et cette hérésie dont ils avaient été témoins durant ce bref voyage dans le temps. Car le doute n’était plus permis désormais. Maintenant que cette idée avait germé dans son esprit, Ithuriel ne doutait plus de la pertinence de son raisonnement. D’une manière ou d’une autre, en s’efforçant de faire tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher ce sombre avenir de se réaliser, Castiel les condamnait tous à arpenter ce sinistre destin. C’est lui qui provoquerait sa déchéance ultime. C’est à cause de lui qu’elle rallierait les forces de Lucifer et finirait par devenir son bras droit à la tête de ses armées démoniaques.

C’est pourquoi elle l’implorait de recouvrer ses esprits avant qu’il soit trop tard. Avant qu’il ne commette un acte qu’il regretterait toute sa vie et qui condamnerait ce monde à la ruine et à la désolation. Mais rien à faire. Castiel semblait déterminé à aller au bout de son entreprise. Car c’est sans se départir de cette résolution inébranlable et cette détermination à toute épreuve qu’il continuait de progresser lentement mais sûrement vers Ithuriel avec la claire intention de mettre un terme à son existence. Ithuriel secoua la tête en dévisageant, horrifiée, ce frère près à verser le sang des siens sans la moindre hésitation.

— Qu’es-tu devenu, Castiel ? demanda-t-elle d’une voix presque éteinte. Je te ne reconnais même plus.

L’ange ralentit l’allure alors qu’il ne se tenait plus qu’à quelques mètres d’elle. Quelque chose semblait avoir changé dans son attitude. Cette résolution infaillible le guidant jusqu’à maintenant s’était soudain comme craquelée. Les arcs électriques qui crépitaient dans sa main droite diminuèrent d’intensité et se mirent à avoir un comportement erratique. Un peu comme si Castiel en avait perdu le contrôle. Comme si son propre pouvoir prenait le dessus sur lui et lui échappait.

Les yeux rivés sur son frère, Ithuriel reprit son œuvre secrète en continuant de garder une partie de son attention focalisée sur Castiel. Un frère décidé à l’exécuter de sang-froid était une menace sérieuse. Un frère aux pouvoirs sans commune mesure ne contrôlant plus cette soif de sang ayant apparemment pris le contrôle sur lui était une menace bien plus sérieuse encore. Elle devait faire vite. Et ne surtout pas le perdre de vue. Le temps lui était compté. Elle le sentait. Et son instinct ne lui avait jamais fait défaut.

— Castiel ? appela doucement Ithuriel en le voyant s’immobiliser complètement, le regard vide. Qu’est-ce qui ne va pas ? (L’inquiétude était sincère. Mais pour l’heure, ce n’est pas tellement pour la santé de son frère qu’elle s’inquiétait.) Castiel, répond-moi. Que se passe-t-il ?

L’ange belliqueux vit ses genoux se dérober sous lui sans prévenir et il tomba au sol dans un bruit sourd. On eût dit qu’il avait perdu d’un coup toutes ses forces. Que ses propres jambes n’avaient pu le porter plus longtemps faute d’en avoir encore la force. Et c’est en portant les mains à sa tête, comme si cette dernière menaçait à tout moment d’exploser sans prévenir, que Castiel interpella Ithuriel en lui soufflant qu’il était désolé. Il s’empressa d’ajouter qu’il perdait tout contrôle sur ses étranges nouveaux pouvoirs et qu’il avait besoin d’aide avant qu’il ne soit trop tard. Avant qu’il ne perde complétement la tête. Point sur lequel la déchue ne pouvait le contredire car elle craignait elle aussi qu’il ne soit effectivement engagé sur cette voie. Et l’espace d’un instant, Ithuriel éprouva un regain d’espoir et de soulagement. L’homme qui lui faisait face en ce moment, bien que meurtri et appelant à l’aide, était son frère. Celui qu’elle avait connu jadis bien avant le retour des anges sur Terre ; bien avant la Guerre des Sceaux et la libération de Lucifer. Ce petit frère capable de voir la beauté de ce monde et son immense potentiel que manquaient de détruire les abominations engendrées par le Serpent souhaitant voir venir l’Apocalypse.

— Castiel…, souffla la déchue en cessant toute activité secrète. (Elle tendit une main en avant, mais la ramena près d’elle dès qu’elle remarqua le subtil changement dans l’attitude de son frère.) Non !

Les yeux dans les yeux, le frère et la sœur avaient partagé un bref moment de communion que la soudaine dureté dans les traits du jeune homme avait balayé en une fraction de seconde. L’ange était toujours en proie au doute, mais la détermination était de retour et sa résolution aussi. Et quand bien même celles-ci n’étaient plus empreintes de soif de sang et d’envie de meurtre, il n’en demeure pas moins que l’ange était prêt à aller au bout de son entreprise. Et c’est presque peiné, blessé de devoir en arriver à cette extrémité, semble-t-il, qu’il dit à sa sœur que s’il y avait eu une autre solution, il n’aurait pas hésité à choisir l’autre option. Malheureusement, il n’avait pas d’autre choix à l’heure actuelle et le sombre futur dont ils avaient été témoins devait être évité à tout prix.

Ithuriel eut les larmes aux yeux face au déchirement dont semblait être victime son petit frère. Elle aurait souhaité pouvoir l’aider et le soulager de ce fardeau. Mais elle ne pouvait pas. Elle n’avait plus ce pouvoir désormais. La seule chose qu’elle pouvait faire, c’était s’accrocher elle aussi à ses propres convictions et faire ce qui devait être fait pour empêcher son frère de commettre l’irréparable.

— Castiel, souffla-t-elle d’une voix brisée, je suis désolée.

Et tout en s’exprimant ainsi, la déchue se décala sur le côté juste assez pour permettre à Castiel de poser les yeux sur ce à quoi elle s’affairait en cachette depuis qu’avait germé dans son esprit une idée pour se sauver de cette périlleuse situation. Et c’est ainsi qu’elle révéla à son frère un sigil écarlate dessiné dans son propre sang à même le sol. Gardant les yeux rivés dans ceux de son frère, la déchue souffla alors :

— Moi aussi, je suis désolée, Castiel. Mais je n’ai pas le choix. (Elle marqua une brève pause.) Je ne peux pas prendre le risque de te voir provoquer ce sombre futur que tu pensais pouvoir empêcher en me tuant.

Et baissant sa main ensanglantée, Ithuriel apposa sa paume sur le symbole ancien. Il y eut une véritable explosion de lumière. L’éclat immaculé était tel que la déchue fut contrainte de fermer les yeux et lever un bras protecteur devant son visage pour ne pas subir de dommages irrémédiables. Et soudain, presque aussi brusquement que la lumière était apparue, tout fut terminé.

Ithuriel baissa le bras et rouvrit les yeux. Il régnait de nouveau une obscurité écrasante à l’intérieur du cinéma où le silence avait repris ses droits. Clignant des yeux pour s’habituer de nouveau à la pénombre après avoir été pratiquement aveuglée par la pureté céleste de la lumière qu’elle avait conjurée avec le sigil, la déchue chercha son frère du regard. Mais elle était seule désormais. Castiel avait disparu. Il avait été banni loin d’ici et mettrait quelques jours à recouvrer son chemin. Peut-être moins maintenant qu’il était investi de tous ces nouveaux pouvoirs sur lesquels il n’avait ainsi donc aucun vrai contrôle.

Vidée de ses forces et sentant de nouveau la douleur rayonner dans son bras là où elle avait été blessée lorsque Castiel avait arraché les fauteuils du sol, la déchue bascula en avant et s’étendit au sol en sentant de nouveau les larmes couler sur ses joues. Elle sentait que le point de non-retour venait d’être franchi. Son instinct lui assurait que quelque chose de grave ressortirait de cette entrevue. Quelque chose qui ne manquerait pas malheureusement de mettre en branle le sombre d’avenir dont Castiel et elle avaient été témoins. Cette histoire était loin d’être terminée. Elle venait tout au mieux de gagner un bref répit, mais sans plus. Il n’existait qu’un seul moyen de prévenir tout ceci.

— Il faut que je récupère ma grâce avant que Lucifer ne mette la main dessus. C’est la seule solution.

Serrant les poings et les dents, Ithuriel mobilisa les maigres forces qu’il lui restait encore et se releva en titubant légèrement. Et après avoir jeté un dernier regard à l’endroit où s’était tenu son frère quelques secondes à peine auparavant, elle se détourna et gagna la sortie. Pourvu que Castiel comprenne qu’elle n’avait pas d’autre choix. Pourvu aussi qu’il lui pardonne. Mais ce n’était hélas pas gagné…

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