La torpeur qui venait de s’emparer d’Ithuriel semblait tout bonnement insurmontable. La déchue avait éprouvé la sensation que le sol s’était ouvert à ses pieds pour l’entraîner au fin fond d’un abîme duquel elle ne pourrait plus jamais ressortir de sa vie. Elle avait été amenée à arpenter à une ou deux occasions les contrées désolées de cette dimension démoniaque. Ce qu’elle éprouvait en cet instant n’était rien comparé à la réalité des enfers mais cela s’en rapprochait suffisamment. Il n’y avait plus aucun espoir à ses yeux. Seuls demeuraient le doute et la certitude que la victoire était hors de portée.
Pourtant, au milieu de ces ténèbres impénétrables surgit soudain une étincelle. Une lueur d’espoir qui parvint à retenir l’attention de la déchue et à la remettre dans le droit chemin. On aurait dit une caresse ou le doux contact d’une paume chaleureuse sur le dos de sa main. Ce qui était le cas. Friedrich venait de poser sa main sur celle de la déchue et cela lui avait permis de recouvrer le fil de la réalité. Comme si le vent avait emporté au loin les nuages sombres accumulés au-dessus de sa tête, la jeune femme se sentit soudain de nouveau légère et bien moins soucieuse. À croire que le monde s’était remis à tourner dans le bon sens et que ses problèmes s’étaient envolés. Elle se sentait en paix.
Sentiment qui ne dura cependant qu’une fraction de seconde. Le temps qu’elle reprenne contact avec la réalité et lève les yeux vers cette main posée sur la sienne, Friedrich mit brusquement un terme à la caresse comme s’il venait d’être pris en flagrant délit de tentative de vol. Mais la chaleur résiduelle du contact demeura et Ithuriel éprouva la sensation que le contact perdurait. Rapidement cependant, un nouveau sentiment de manque se manifesta et l’allégresse qu’elle avait éprouvée la seconde d’avant commença à s’estomper lentement. Pourquoi s’était-il retiré si vite ?
La déchue n’eut guère l’occasion de méditer plus avant sur la question. La voix chaleureuse de l’homme assis en face d’elle brisa le silence depuis trop longtemps instauré entre eux. Il s’excusa d’être la cause du malaise de la jeune femme. Cela n’avait pas été dans ses intentions. Il préférait de loin la voir sourire car cela lui seyait tellement mieux. Un compliment qui toucha la jeune femme et lui alla droit au cœur en ne manquant pas d’empourprer légèrement ses joues. Les anges n’étaient hélas pas immunisés aux péchés capitaux et l’orgueil était de loin leur talon d’Achille. Le démon avait trouvé la corde sur laquelle tirer pour s’attirer les bonnes grâces de la déchue. Cette fierté dont elle n’avait même pas conscience poussait Ithuriel à recevoir de gaité de cœur ces flatteries et ces fausses louanges.
— Merci, souffla-t-elle simplement en redressant la tête pour croiser le regard de son compagnon. (La teinte saphir des prunelles du bel Allemand lui coupa le souffle. Elle se fit violence pour détourner les yeux avant d’être incapable de préciser le fond de sa pensée.)
Vous n’avez pas à vous excuser. Vous n’y êtes pour rien. C’est juste que… avec tout ce qu’il se passe en ce moment dans ma vie… (La déchue se tue brusquement. Elle avait manqué en dire plus qu’il n’était raisonnable. Pourquoi cette faiblesse ? Pourquoi risquer de mettre en péril sa couverture ? Elle ne comprenait. Et faute de trouver quoi que ce soit à redire, elle se saisit de son verre et s’octroya une rasade rafraîchissante.)
De toute évidence, j’ai sous-estimé le poids des récents événements et de son lot de révélations. Toutes mes excuses.Mal à l’aise, Ithuriel se redressa sur sa chaise et se passa une main dans les cheveux pour retrouver un semblant d’assurance. Une réaction pourtant typiquement humaine. Comme quoi, elle était finalement parvenue à assimiler pas mal de leurs manies le peu de temps qu’elle avait passé dans le corps de l’une d’entre eux. Pourtant, elle n’avait toujours pas su percer certains de leurs secrets les mieux gardés, comme par exemple la manière dont ils s’y prenaient pour contrôler ce flux incessant d’émotions saturant tout son système et lui faisant faire des choses auxquelles elle n’aurait jamais consenti en temps normal. Elle était une créature conçue pour obéir aux lois de la logique. Les mortels semblaient au contraire ne suivre que celles du chaos et de l’entropie. Deux visions du monde parfaitement contradictoires. Mais là n’est pas la question. Cette dualité poussait surtout Ithuriel à se demander pour quelle raison exactement elle réagissait ainsi en présence du bel Allemand.
Elle se sentait bien à ses côtés. Elle se sentait sereine, presque en paix. Il avait su la tirer des méandres abyssaux de sa torpeur et la ramener à la lumière. Elle appréciait sentir sa proximité et la chaleur de sa main sur la sienne. Ils venaient pourtant tout juste de se rencontrer et déjà elle se sentait intimement proche de lui. Comme si elle était liée à lui d’une manière ou d’une autre. Comme si elle n’avait rien à craindre de lui et pouvait lui faire aveuglément confiance. Comme si…
Et de nouveau un brouillard s’enroula autour d’elle. Une fraction de seconde plus tard, elle oubliait ce à quoi elle était en train de penser l’instant d’avant. Et relevant une nouvelle fois la tête, elle ne put se retenir de sourire en découvrant les prunelles saphir de son compagnon braquées sur elle. Elle trouvait cela fort plaisant et agréable. Elle trouvait cela… bien. Comme elle se trompait. C’était loin d’être bien. C’était même la preuve qu’elle continuait de cheminer sur la route toute tracée par le démon.
— Et si nous parlions d’autre chose ? demanda-t-elle en relançant la discussion au bout d’un moment.
Assez discuté de cette ville et du chaos dont elle était actuellement victime. Parlons de quelque chose de plus… joyeux. Quelque chose de plus frivole même. Histoire d’oublier pour un temps nos malheurs et ceux des habitants de cette ville. Faisons en sorte de ne penser à rien de négatif. Qu’en dites-vous ?***
Ce n’est que quelques heures plus tard, toujours attablée à la terrasse du petit restaurant, mais devant une coupelle de glace à présent vide et dégoulinante de condensation qu’Ithuriel prit soudain conscience de l’heure qu’il était. Une partie de l’après-midi s’était envolée sans même qu’elle ne s’en rende compte. Elle n’avait pas vu le temps passer tant Friedrich avait su détourner son attention de ses petits tracas du quotidien. Et c’est en posant les yeux sur le garçon de table debout à leurs côtés qu’elle l’entendit dire :
— Souhaitez-vous commander autre chose ?Ithuriel jeta un coup d’œil à sa montre. L’heure du déjeuner était passée depuis bien longtemps. Jetant un coup d’œil à Méphistophélès, elle le questionna du regard. Peut-être avaient-ils suffisamment abusé de l’hospitalité de cet établissement. Mieux valait sûrement payer l’addition et prendre congé. Pourtant, elle n’avait pas particulièrement envie de mettre un terme à l’entrevue. Elle n’en avait même pas envie le moins du monde. Mais toutes les bonnes choses n’avaient-elles pas une fin tôt ou tard ? La déchue était donc partagée. D’ailleurs, en parlant de partage : qu’en serait-il de l’addition justement ? Devait-elle payer sa part et laisser à Friedrich le soin de régler la sienne ? Après tout, il n’était pas question ici d’un dîner romantique, n’est-ce pas ?
Une boule dans l’estomac de la déchue et quelques palpitations dans sa poitrine mettaient toutefois en doute cette affirmation. Pourtant, en toute logique, le doute n’était pas permis. Ils venaient juste de se rencontrer et avaient simplement profité de ce repas comme prétexte pour tisser quelques liens. Tous deux étaient nouveaux en ville. Il était normal dans ces cas-là de voir s’opérer un rapprochement entre deux individus tentant de se faire une place dans un tout nouvel environnement. De là à tirer des plans sur la comète… Quoique l’idée ne lui aurait certainement pas déplu. Vraiment ? Cela n’était pourtant pas dans ses habitudes. Mais n’était-elle pas justement en train de changer… pour le pire ?