III.04 ¤ Bienvenue à Huntfield

Le libraire changeur de peau était formel : c’est bien l’odeur d’un démon qui avait attiré son attention la nuit où Ithuriel et lui s’étaient rencontrés la première fois. La nuit qui avait manqué être la dernière de la jeune femme lorsque la créature avait perdu tout contrôle et tenté de s’en prendre à elle. C’était il y a trois nuits de ça maintenant. Beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts depuis. Et comme la déchue s’y était attendue, le libraire doutait de pouvoir retrouver la trace de ce démon. D’une part, les démons avaient plus ou moins la même odeur tant et si bien qu’il était difficile de faire la distinction entre eux. Et d’autre part, la créature n’avait guère eu le temps de mémoriser parfaitement la signature olfactive de l’abomination ayant conduit Ithuriel en ville. Éventuellement, s’ils retrouvaient le car dans lequel la jeune femme était arrivée à Huntfield, peut-être pourrait-il flairer une piste. Mais le bus en question ne devait plus être en ville depuis longtemps. Sur ce point, la créature et la déchue étaient d’accord.

Ithuriel secoua la tête en se détournant et en levant les yeux au ciel. Elle savait que c’était peine perdue de demander mais elle n’avait pas pu faire autrement. S’il avait existé la moindre chance pour que cette créature ait pu lui montrer la direction à prendre pour retrouver l’abomination, c’est une chance à côté de laquelle elle n’aurait pas pu se permettre de passer sans rien faire. C’était dans sa nature même de soldat divin. Le pendant lumineux de ces monstruosités engendrées par un fils rebelle ayant rejeté toute autorité paternelle sous le seul joug de la jalousie et du narcissisme.

*Et maintenant ?* se demanda Ithuriel en se passant une main dans les cheveux. Maintenant elle était sûre et certaine que quelque chose ne tournait pas rond. Il y avait eu tout d’abord le fait qu’elle se soit retrouvée à des centaines de kilomètres de sa destination d’origine sans savoir ni pourquoi ni comment. Puis il y avait eu cet indescriptible sentiment que sa place était ici et chaque fois qu’elle s’efforçait de quitter la ville d’une manière ou d’une autre, elle finissait dans tous les cas par s’en retourner à son point de départ. Comme si elle était prise au piège ici. Mais cela était insensé, n’est-ce pas ? Et maintenant, voilà qu’elle apprenait pour finir qu’un démon s’était trouvé derrière le volant de ce même bus l’ayant amenée ici pendant qu’elle était assoupie dans son siège. Une coïncidence peut-être ? Bien sûr que non. Il se tramait quelque chose ici et elle était bien décidée à comprendre de quoi il retournait exactement.

Ces pensées s’étaient bousculées dans la tête d’Ithuriel en à peine une fraction de seconde. Le libraire venait tout juste de lui annoncer que ce serait peine perdue de tenter de retrouver le démon désormais. Et sans même s’accorder la moindre seconde de réflexion, il se racla la gorge et changea complètement de sujet en demandant à la jeune femme quelle était la source de son odeur si entêtante. La question eut le mérite de retenir l’attention d’Ithuriel qui reporta son regard sur le jeune homme en le fusillant littéralement de ce même regard. Bien mal lui en prit de toute évidence. Le libraire venait semble-t-il de poser la question de trop. Lui qui était parvenu à détourner l’attention d’Ithuriel vis-à-vis de sa nature défiant les lois de la Création, voilà qu’il risquait de nouveau de s’attirer ses foudres en s’aventurant sur une pente un peu trop glissante au goût de la déchue.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle le libraire s’empressa d’ajouter qu’il posait la question si celle-ci n’était pas trop indiscrète. Mais devant le pesant silence de la jeune femme et ses yeux qui auraient pu le foudroyer sur place s’ils avaient été en mesure de lancer des éclairs, le libraire n’eut guère besoin de plus amples déclarations pour se douter qu’il n’obtiendrait aucune réponse de la part de la déchue. La dague d’Ithuriel s’était volatilisée entretemps. Elle avait retrouvé sa place légitime dans le fourreau que la guerrière dissimulait sous sa veste. Mais il lui suffirait d’une fraction de seconde pour la brandir de nouveau si la créature se révélait une fois de plus une menace à ses yeux.

Un regard pouvait en dire tellement plus qu’un long discours. Nul doute que l’échange muet entre les deux individus se faisant face dans l’arrière-boutique de la libraire suffit à convaincre le propriétaire des lieux que mieux valait changer une fois de plus de sujet de conversation. Ou peut-être avait-il senti de nouveau le changement dans l’attitude de la jeune femme. Est-ce pour cela qu’il s’empressa de lui faire remarquer qu’il ne tuait pas d’innocents. Il ne tuait même personne, avait-il pris soin d’ajouter lorsque les sourcils d’Ithuriel s’étaient légèrement froncés. Il avait beau être un monstre, il faisait de son mieux pour ne pas que sa nature définisse ce qu’il était réellement. Il refusait d’être un monstre et s’efforçait de son mieux d’être le plus humain possible.

Ithuriel ne possédait plus ses prodigieux pouvoirs. Il lui était donc impossible de sonder l’esprit de cette aberration de la nature pour s’assurer de la véracité de ses propos. Néanmoins, elle ne put s’empêcher de hocher la tête en silence. Les yeux rivés dans ceux de son interlocuteur, la déchue ne nota en effet rien qui ait pu se rapprocher de près ou de loin à un mensonge. Cet homme semblait être honnête. Du moins en était-il convaincu. Et cette conviction gagnait Ithuriel à mesure qu’elle l’observait en silence. Peut-être regretterait-elle ce qu’elle s’apprêtait à faire, mais son instinct lui assurait qu’elle n’avait rien à craindre de cet homme pour le moment. Elle ne pouvait expliquer l’origine de cette impression. Cela faisait partie des mystères de la vie.

Sans un mot, Ithuriel mit fin à ce long et pesant examen et se détourna avant de prendre la direction de la sortie. Parvenue sur le pas de la porte de l’arrière-boutique, elle se retourna néanmoins et souffla à l’attention du propriétaire des lieux :

— Mieux vaudrait pour vous que cela continue ainsi. Ne pas vous en prendre à qui que ce soit, je veux dire. (Une menace à peine voilée.) Le moindre faux pas et cela en sera fini de vous. Je vous retrouverai où que vous soyez et je ne commettrai pas deux fois la même erreur. Est-ce bien clair ?

Ithuriel attendit une réponse quelconque du jeune homme avant de tourner définitivement les talons. Quelques secondes plus tard, la clochette suspendue au-dessus de la porte d’entrée de la boutique tinta et le silence revint pour de bon dans la librairie. Un ange était passé et pour une fois, cela ne s’était pas achevé dans un bain de sang. Comme quoi, tout pouvait arriver dans la nature. Les miracles existaient bien. Malheureusement, ces mêmes miracles étaient extrêmement rares. George avait tout intérêt à demeurer sur ses gardes ou à prier pour ne pas croiser de nouveau la route de la déchue. C’était peut-être dans le fond la meilleure chose qui pourrait lui arriver compte tenu des malheurs qui semblaient poursuivre la jeune femme de ville en ville depuis sa réincarnation.

Néanmoins, Ithuriel n’oublierait pas de sitôt les propos tenus par le jeune homme : elle connaissait à présent un endroit sûr dans cette ville où aucun démon ni aucun ange ne pourrait s’en prendre à elle. Cela pourrait s’avérer utile un jour ou l’autre compte tenu de la situation dans laquelle elle se trouvait et compte tenu aussi de ce à quoi la ville entière avait à faire face. Peut-être sa route serait-elle amenée à croiser de nouveau celle du libraire. Mais cela serait-il pour le meilleur ou pour le pire ? À suivre…